1) Luther attache une importance capitale à l'oeuvre rédemptrice du Christ qu'il place au milieu de sa théologie. Il n'hésite pas à utiliser le vocabulaire d'Anselme et à parler de satisfaction et de mérite. Et cela même dans le Grand Catéchisme: "Il souffrit, mourut et fut enseveli, afin de satisfaire pour moi et de payer ma dette" (2° Article du Credo, § 31). Mais il ne définit pas la satisfaction vicaire comme une compensation, une prestation destinée à sauver l'honneur de Dieu. Le mot ne l'intéresse que parce qu'il affirme que le Christ a pris la place des pécheurs. A la différence d'Anselme, le Réformateur est pénétré de la doctrine biblique du péché, qui n'entraîne pas seulement une dette (debitum), mais constitue un acte de rébellion qui place l'homme sous la colère de Dieu. C'est pourquoi l'oeuvre du Christ est une satisfaction non pas dans le sens du Cur Deus homo d'Anselme, mais en ce que le Christ prend la place du pécheur et endure le châtiment et la malédiction qu'il a méritée. Il expie les péchés des hommes, en assumant la sainte colère de son Père, et par là les délivre de la malédiction qui pesait sur eux et de la condamnation qui les attendait. Pour Luther, il n'y a pas de « satisfaction ou peine » (aut satisfactio aut poena), mais ce sont les deux à la fois (satisfactio et poena). "Puisque c'était impossible, Dieu en a désigné un autre à notre place, pour assumer toutes les peines que nous avons méritées, accomplir la Loi à notre place, détourner de nous le jugement divin et apaiser sa colère. Aussi nous accorde-il une grâce gratuite qui ne nous coûte rien; par contre, elle a beaucoup coûté à un autre qui s'était substitué à nous, et nous a été acquise par un trésor incalculable et immense, par le Fils même de Dieu" (WA 10 I, 1, 471). Dieu ne pouvait sauver l'homme, "à moins qu'il ne soit au préalable entièrement satisfait à sa Loi et sa justice. Il fallait marchander cette imputation miséricordieuse à sa justice et nous l'acquérir" (WA 10 I, 1, 470). Jésus a souffert, "tout comme s'il avait lui-même transgressé la Loi et mérité le châtiment qu'elle exige des transgresseurs" (WA 10 I, 1, 366). "Il lui fallut trembler de frayeur comme un pauvre pécheur maudit, ressentir dans son coeur doux et innocent la colère de Dieu et son jugement contre le péché, goûter pour nous la mort et la damnation éternelles, bref, souffrir tout ce qu'un pécheur condamné a mérité et doit endurer éternellement" (WA 45, 240, 17 ss.) .Le Christ nous a délivrés par sa double obéissance, l'obéissance active et l'obéissance passive: "Son innocence est pour ainsi dire double: d'une part parce qu'il n'aurait pas eu à souffrir, quand bien même il n'aurait pas accompli la Loi, ce dont il aurait eu le pouvoir. D'autre part, parce qu'il l'a accomplie spontanément, de bon coeur, et que pour cette raison il n'avait pas mérité de souffrir" (WA 10 I, 1, 366, 23 ss.) ."Il a satisfait à la Loi, en l'accomplissant entièrement, car il a aimé Dieu de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces et de toutes ses pensées, et le prochain comme lui-même. C'est pourquoi si la Loi vient t'accuser de ne pas l'avoir observée, montre-lui le Christ et dis: Voilà l'homme qui l'a fait! Je m'en tiens à lui, il a accompli la rédemption pour moi et m'a offert son accomplissement. Et la Loi n'a plus qu'à se taire" (WA 17 II, 291, 19 ss.).
2) Les Confessions de foi luthériennes présentent elles aussi l'oeuvre sacerdotale du Christ comme une oeuvre de médiation, de satisfaction et de réconciliation. La Confession d'Augsbourg spécifie que la justification a eu lieu « en vertu du Christ qui par sa mort a satisfait pour nos péchés (propter Christum, qui sua morte pro nostris peccatis satisfecit) (Article IV). Articles de Smalkalde: "La satisfaction ne peut pas non plus être douteuse, car elle n'est pas notre oeuvre, entachée de péché et de valeur douteuse: elle consiste, au 127 contraire, dans la passion et le sang (satisfactio... est passio et sanguis) de l'innocent Agneau de Dieu qui porte les péchés du monde" (III, 3, 38). Selon la Formule de Concorde, c'est par sa double obéissance que le Christ nous a rachetés: "Ce n'est pas seulement l'obéissance qu'il offrit à Dieu par toutes ses souffrances et sa mort qui nous est imputée à justice, mais aussi celle par laquelle il se soumit spontanément à la Loi en notre faveur et l'accomplit..., l'obéissance tout entière que par ses actes et ses souffrances, sa vie et sa mort il offrit à son Père en notre faveur (quam Christus agendo et patiendo, in vita et morte sua nostra causa Patri suo coelesti praestitit)" (Solida Declaratio. III, 15).
3) Les Dogmaticiens de l'Orthodoxie procèdent à un exposé systématique de l'oeuvre rédemptrice du Christ. Le péché est offense, injure, violation de la Loi. L'offense infinie faite à Dieu mérite des peines infinies (offensa infiniti Dei infinitas poenas meretur). Il fallait donc une intervention pour concilier la justice et l'amour de Dieu. Elle fut l'oeuvre du Fils de Dieu incarné (theanthrôpos) dont les mérites sont infinis. Jusque là, le schéma est celui d'Athanase et d'Anselme. Mais, à la différence d'Anselme, c'est par sa double obéissance que le Christ a accompli son oeuvre154 . En effet, il fallait non seulement délivrer l'humanité de la colère de Dieu, mais lui acquérir aussi la justice parfaite par laquelle le coupable peut subsister devant lui. Les Dogmaticiens assimilent donc les souffrances du Christ à celles-là mêmes que les pécheurs devaient endurer. J. Quenstedt écrit: « Il endura la mort éternelle, mais pas en éternité. Ce qui pour les hommes aurait duré toute l'éternité a été compensé par la majesté et l'excellence de la personne du Fils de Dieu (ipsa pajestate et excellentia personae Filii Dei compensatum fuit) » (Theologia did. pol. III, 319). Il est indéniable que la dogmatique luthérienne donne à l'oeuvre rédemptrice du Christ un caractère objectif et universel. Jésus a effectivement réconcilié le monde entier par son sacrifice sur la croix. Le pardon et le salut sont là, réellement acquis à tous les hommes et offerts dans l'Evangile. C'est pourquoi le rôle de la foi est celui d'un instrument: elle s'applique et s'approprie tout ce que le Christ a mérité au monde. Elle sauve, non pas par elle-même, mais en raison de son objet et contenu, le Christ, ses mérites, son innocence et sa justice