1) Luther, dans la Disputation de Leipzig (1519), reprenant une expression forgée par Jean Huss, définissait l'Eglise universelle comme « l'ensemble des prédestinés (praedestinatorum universitas). Plus tard il lui préféra le terme de « communion des saints » (communio sanctorum ). Il écrit dans le Grand Catéchisme (1529) : "La sainte Eglise chrétienne est appelée dans le Symbole "communio sanctorum". Ces deux expressions sont synonymes... Le mot "Eglise" signifie donc proprement assemblée" (3° Article du Credo, § 48). "Je crois qu'il y a sur la terre une sainte communauté, un petit groupe de saints dont le seul chef est le Christ. Appelés et rassemblés par le Saint-Esprit, ils ont une même foi, les mêmes sentiments et une même pensée. Ils ont reçu des dons différents, mais ils sont unis dans l'amour et il n'y a parmi eux ni sectes ni divisions. Je suis, moi aussi, membre de cette communauté; je participe à tous les biens qu'elle possède. J'y ai été amené et introduit par le Saint-Esprit, au moyen de la Parole de Dieu que j'ai écoutée et que j'écoute encore, ce qui est la première condition pour y entrer" (op. cit., § 49). Articles de Smalkalde: "Dieu merci, un enfant de sept ans sait aujourd'hui ce qu'est l'Eglise: ce sont les saints croyants, 'les brebis qui écoutent la voix de leur berger' (Jn 10: 3)" (III, 12).
2) Cette Eglise est dans son essence invisible et donc un article de foi. Il existe cependant des marques (en latin "notae") auxquelles on la perçoit: ce sont les moyens de grâce par lesquels le Saint-Esprit la créé, l'édifie et l'étend sur terre, c'est-à-dire l'Evangile sous ses 173 « Ipsa quoque sancta Romana Ecclesia summum et plenum primatum et principatum super universam Ecclesiam catholicam obtinet; quem se ab ipso Domino in beato Petro apostolorum principe sive vertice, cujus Romanus Pontifex est successor, cum potestatis plenitudine recepisse veraciter et humiliter recognoscit » (Denzinger, 861). 156 différentes formes d'administration (prédication, sacrements, absolution). Dans son grand traité Des Conciles et de l'Eglise (1539), il écrit: "On reconnaît le saint peuple chrétien là où il y a la sainte Parole de Dieu... C'est là le vrai sanctuaire, la vraie onction qui oint pour la vie éternelle... Nous songeons à la Parole extérieure qui est prêchée par des hommes tels que toi et moi. Le Christ nous l'a léguée comme le signe extérieur auquel on reconnaît son Eglise ou son saint peuple chrétien dans le monde... Là où tu entends ou vois que cette Parole est prêchée, crue, confessée et mise en pratique, ne doute pas qu'il y ait là nécessairement une véritable "Ecclesia sancta catholica", un saint peuple chrétien, même s'il est peu nombreux... Ensuite on reconnaît le peuple de Dieu ou la sainte Eglise chrétienne au saint sacrement du Baptême, quand il est enseigné, cru et administré selon l'institution du Christ... Troisièmement, on reconnaît le peuple de Dieu ou une sainte Eglise chrétienne au saint sacrement de l'autel..." (W2 XVI, 2274 ss.). L'Eglise qui est invisible par essence, devient visible en utilisant ces moyens de grâce. Comme le dit le Réformateur, "la Parole de Dieu. ne peut pas être sans peuple de Dieu, ni le peuple de Dieu sans Parole de Dieu". L'Eglise chrétienne est donc perçue par les hommes comme un groupe réuni autour de la Parole de Dieu et des sacrements. C'est ce qu'on appelle l'Eglise empirique. Or, du fait que les hommes ne peuvent pas voir dans les coeurs, il se peut fort bien que des hypocrites en fassent extérieurement partie. C'est donc "per synecdochen"174 que le groupe tout entier est appelé l'Eglise, bien que seuls les croyants en fassent partie. Au sens strict du terme, l'Eglise est "communio sanctorum". Au sens large, elle est l'« assemblée des appelés » (coetus vocatorum, Melanchthon, Loci Communes). Luther cependant, tout en distinguant l'Eglise locale et l'Eglise stricte dicta, ne les sépare pas.
3) Il en va de même des Confessions luthériennes. Pour la Confession d'Augsbourg, l'Eglise est "l'assemblée des saints, dans laquelle l'Evangile est enseigné dans sa pureté et les sacrements sont administrés correctement. Pour qu'il y ait une vraie unité de l'Eglise, il suffit d'être d'accord sur la doctrine de l'Evangile et sur l'administration des sacrements »175 . L'assemblée des saints ou des vrais croyants est seule Eglise au sens propre du terme (ecclesia proprie"). « Dans cette vie un grand nombre de méchants et d'hypocrites y sont mêlés (in hac vita multi hypocritae et mali admixti sunt) » (Art. VIII). Cependant ce n'est qu'extérieurement ou empiriquement que ces derniers en font partie. L'Apologie précise donc: « L'Eglise n'est pas seulement une société unie par certains signes extérieurs ou par des rites communs, comme c'est le cas des sociétés civiles. Elle consiste avant tout dans la communion intime de la foi et du Saint-Esprit et dans l'union des coeurs. Néanmoins, cette Eglise a des signes extérieurs auxquels on la reconnaît »176 . Les hypocrites n'en font partie que d'une façon extérieure (secundum ecternam societatem signoreum (VII. VIII, § 1 ss.).
4) A la différence de Luther et des Confessions luthérienne qui ne parlent jamais que d'une seule Eglise et l'entrevoient tantôt dans son essence et tantôt empiriquement, les Dogmaticiens orthodoxes procèdent à deux définitions différentes de l'Eglise. En d'autres termes ils parlent de deux Eglises distinctes, l'Eglise invisible et l'Eglise visible. L'Eglise invisible est l'Eglise au sens propre (proprie dicta), la communion des saints ou des vrais croyants (communio sanctorum seu vere credentium, tandis que l'Eglise visible est l'Eglise dans un sens large (late seu improprie dicta), l'assemblée de ceux qui sont appelés par l'Evangile (coetus vocatorum). On précise cependant qu'il ne s'agit pas de deux Eglises différentes, mais d'une seule et même Eglise vue sous des angles différents. J. Gerhard: 174 Une synecdoque est une tournure linguistique dans laquelle on désigne le tout par la partie ou, inversement, la partie par le tout. Par exemple, quand vous dites à votre ami: « Tenez, je vous offre un bon chocolat », alors que vous lui tendez non pas simplement du chocolat, mais paquet dans lequel vous avez enveloppé une tablette de chocolat qui, elle-même, est emballée dans du papier. En effet, la chose qui compte n'est pas l'emballage ou le paquet, mais le chocolat qu'il y a à l'intérieur. Vous désignez donc le tout par la partie la plus importante. 175 L'Eglise chrétienne est « congregatio sanctorum, in qua Evangelium recte docetur .et recte administrantur sacramenta. Et ad veram unitatem Ecclesiae satis est consentire de doctrina Evangelii et administratione sacramentorum" (Confession d'Augsbourg, Art. VII). 176 "Ecclesia non est tantum societas externarum rerum ac rituum sicut aliae politiae, sed principaliter est societas fidei et Spiritus Sâncti in cordibus, quae tamen habet externas notas ut agnosci possit". Les hypocrites n'en font partie que "secundum externam societatem signorum" (Apologie, VII.VIII, § 1 ss). 157 « Nous n'affirmons nullement l'existence de deux Eglises opposées l'une à l'autre, mais déclarons qu'il n'y a qu'une Eglise qui est, selon le point de vue auquel on se place, visible ou invisible ». « Nous n'établissons pas deux Eglises, l'une véritable et interne, l'autre de façon impropre et externe, mais nous disons que l'unique Eglise qui existe peut être envisagée de deux façons, intérieurement et extérieurement, en tenant compte soit de la vocation et de la communion externe qui réside dans la confession de foi et l'administration des sacrements, soit de la régénération intérieure et de la communion interne par le lien de l'Esprit »177 . Tandis donc que Luther et les Confessions luthériennes partent de l'Eglise "proprie dicta" (dans le sens où le Nouveau Testament utilise ce terme) et font entrer les moyens de grâce dans la définition de cette Eglise, les Dogmaticiens luthériens des XVII° et XVIII° siècles partent du concept de "coetus" et l'envisagent selon les deux aspects de l'invisibilité et de la visibilité; ils font ainsi entrer les moyens de grâce dans la définition de l'Eglise au sens large du terme (late dicta), polarisant en quelque sorte Eglise invisible et Eglise visible et présentant l'Eglise au sens strict (stricte dicta) comme essentiellement et exclusivement invisible. Ce faisant, les Dogmaticiens luthériens recourent aux catégories de pensées de l'ecclésiologie réformée dont nous reparlerons plus tard.
5) En ce qui concerne les propriétés ou qualités de l'Eglise, la théologie luthérienne distingue entre Eglise militante et Eglise triomphante (ecclesia militans, ecclesia triumphans). Elle est dite une, parce que le Christ n'a qu'un corps et que tous les vrais croyants (vere credentes) font partie de ce corps unique; sainte, parce que mise à part, rendue sainte par le pardon des péchés et marchant dans la sainteté; catholique, parce que s'étendant sur la terre entière; apostolique, non en vertu d'une succession apostolique par imposition des mains (la théologie luthérienne ne fait pas de l'ordination un sacrement à caractère indélébile), mais « en partie parce qu'elle a été plantée par les apôtres, en partie parce qu'elle a fait sienne la doctrine du salut transmise par les apôtres et qu'elle a été établie sur le fondement des apôtres et des prophètes »178. La thèse selon laquelle il n'y a pas de salut en dehors de l'Eglise (extra ecclesiam nulla salus) est vraie à condition qu'on ne l'applique qu'à l'Eglise au sens strict du mot, au corps du Christ, puisqu'il n'y a de salut qu'en Christ et que par la foi en lui tout pécheur devient membre de son peuple. D'autre part, l'Eglise subsistera toujours, elle est "perpetuo mansura" (Confession d'Augsbourg, VII), en vertu de la promesse selon laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle et qu'il y aura des croyants jusqu'au jour de la parousie. On distingue par ailleurs entre Eglise universelle (ecclesia universalis) et Eglise particulière ou locale (ecclesia particularis), puis entre Eglise vraie ou pure (ecclesia vera sive pura) et Eglise fausse ou impure (ecclesia falsa sive impura). Non qu'elle soit pure en ellemême, mais elle l'est par l'Evangile qu'elle proclame et les sacrements qu'elle administre. En effet, les notes ou marques de la vraie Eglise sont la pure prédication de la Parole de Dieu et l'administration des sacrements conformément à l'institution du Christ. L'Eglise est enfin dite entière ou synthétique en tant qu'elle regroupe tous ses ministres et tous ses auditeurs, et représentative (repraesentativa) lorsqu'elle délègue certains de ses membres (clergé ou laïcs) en assemblées locales, régionales, nationales ou internationales pour discuter de questions théologiques ou autres ou prendre des décisions.
6) En ce qui concerne le ministère de la Parole et l'ordination, il existe des divergences au sein du luthéranisme. Tous les Luthériens enseignent avec Luther que le Christ a confié le sacerdoce universel ou le ministère des clés à l'Eglise tout entière, et donc à chaque 177 « Nequaquam introducimus duas ecclesias sibi invicem oppositas, sed unam eademque ecclesiam respectu diverso visibilem et invisibilem esse dicimus » (Loci Theol. XI, 81). « Non statuimus duas ecclesias, un am veram et internam, alteram nominalem et externam, sed dicimus unam eademque ecclesiam, totum scilicet vocatorum coetum dupliciter considerari, "esôthen" scilicet et "exôthen", sive respectu vocationis et externae societatis in fidei professione et sacramentorum usu consistentis, ac respectu interioris regenerationis et internae societatis in vinculo Spiritus consistentis » (Confessio Catholica, éd. 1679, p. 207). 178 "partim quod plantata sit ab apostolis, partim quod traditam ab apostolis doctrinam salutis amplexa et superstructa sit super fundamentum apostolorum et prophetarum" (D.avid Hollaz). 158 chrétien. Tous enseignent également que le ministère de la prédication est d'institution divine et qu'elle a été instituée par le Seigneur pour proclamer l'Evangile et administrer les sacrements (institutum est ministerium docendi Evangelli et porrigehdi sacramenta Confession d'Augsbourg, V). Certains Luthériens cependant affirment que le ministère de la prédication est une émanation du ministère des clés ou qu'en faisant appel à un pasteur, la communauté chrétienne lui délègue le ministère des clés pour qu'il l'exerce publiquement. Dans ce cas, le ministère de la prédication n'est qu'indirectement d'institution divine. D'autres Luthériens dissocient entièrement ministère des clés et ministère de la prédication, soutenant que ce dernier n'est pas confié ou conféré par la vocation qui émane d'une paroisse, mais par l'imposition des mains de la part des membres du clergé. C'est dissocier non seulement le ministère des clés et celui de la prédication, mais aussi la vocation et l'ordination et donner à cette dernière une dimension qui rappelle au moins celle qu'elle a dans la théologie catholique, quoiqu'aucun Luthérien n'endosse le concept de caractère indélébile. C'était par exemple le point de vue d'August Vilmar au siècle dernier (Die Lehre vom geistlichen Amt, 1870), et c'est celui du Luthérîen contemporain Joachim Heubach (Die Ordination zum Amt der Kirche, in Arbeiten zur Geschichte und Theologie des Luthertums II, 1956).
7) Ces deux courants au sein du luthéranisme revendiquent l'autorité de Luther. Le jeune Luther a en effet battu en brèche le dogme catholique et défendu avec acharnement le sacerdoce universel. Ce fut le cas notamment dans son manifeste A la noblesse chrétienne de la natîon allemande de 1520). Plus tard, il fut par contre amené à réfuter les Enthousiastes ou Illuminés et à souligner l'institution divine du ministère de la prédication. Si tous les chrétiens sont prêtres devant Dieu et s'ils ont tous le pouvoir d'administrer les moyens de grâce, ils n'en ont pas pour autant le droit ou la compétence. Personne ne doit prêcher et administrer les sacrements dans l'Eglise (les cas de force majeure étant mis à part), « à moins qu'il ne soit régulièrement appelé » (nisi rite vocatus, Confession d'Augsbourg, XIV). Ceci dit, si tous les chrétiens ont le pouvoir d'administrer les moyens de grâce, Luther n'en affirme pas pour autant qu'ils le délèguent à leurs pasteurs. Enfin, Luther ne dissocie pas vocation et ordination. En cas de force majeure, cette dernière peut être conférée par de simples laïcs. Elle est un témoîgnage public rendu à la validité et la légitimité de la vocation, l'affirmation que l'appelé est apte à exercer le ministère de la Parole et l'occasion pour l'assemblée chrétienne d'intercéder pour ce serviteur de Dieu. Elle n'est ni un sacrement, ni d'institution divine. L'imposition des mains en est un élément parmi d'autres et constitue l'application personnelle de la bénédiction divine qui suit les prières d'intercession, mais elle ne confère pas de charisme particulier que les détenteurs du ministère se retransmettraient dans une succession plus ou moins ininterrompue