1) Nous n'entrerons pas dans le détail de cet enseignement que nous supposons bien connu du lecteur. Quelques indications suffiront.
2) Luther apprit au travers de ses expériences et de ses combats spirituels que la certitude du salut ne s'obtient pas dans la quête d'une contrition parfaite, mais dans le renoncement total à soi-même et à toute dignité personnelle et dans la foi confiante en Christ crucifié. Staupitz lui fut d'un grand secours dans cette découverte. Dans son Commentaire des Psaumes (1513-1515), il affirme avec Saint Augustin que la vraie connaissance de Dieu est celle qui a pour objet la grâce révélée dans la croix du Christ. Vouloir se justifier soi-même est doublement un péché (III, 15, 35 ss.), tandis que Dieu impute la foi à justice (III, 288 s.) et cesse d'imputer le péché au croyant (III, 171.649). La foi suscitée par la grâce est la source de la justice. En commentant l'épître aux Romains (1515/1516), le Réformateur découvre que la justice de Dieu révélée dans l'Evangile n'est pas celle qui condamne le pécheur, mais qu'elle le justifie et le sauve. Justifier signifie « déclarer juste » ou « prononcer juste » (justum reputare), ce qui a lieu par le pardon. Cependant cette imputation de la justice est encore conçue à la manière augustinienne comme un acte médicinal. Dieu déclare le pécheur juste parce qu'il le soigne et sait qu'il le guérira. La justification que l'homme ne peut en aucune façon mériter est un processus instantané qui s'étend sur toute la vie du croyant. Luther, commentant Rm 4: 14, a cette phrase admirable à propos du Christ: « Il est mort pour moi. Il a fait sa justice mienne et mon péché sien. Je n'en ai donc plus et suis libre »94 . C'est ce que le Réformateur appelle la "justitia passiva" de Dieu (I, 2, 59 ss). Dans son Commentaire de l'épître aux Hébreux (1517), Luther développe cette doctrine en constatant que c'est dans la foi au pardon mérité par le Christ que le chrétien trouve la paix de l'âme et du coeur. Ceux qui s'en tiennent au Christ ne seront pas confondus dans leur foi et leur espérance. Les mêmes pensées reviennent dans le premier Commentaire de l'épître aux Galates (hiver 1516/1517). La Loi tout entière est Loi "de la mort, de la colère et du péché". Mais la foi supprime le péché et apporte "justice, paix et vie" en Christ (50, 10 ss)."Le croyant ne vit pas parce qu'il est juste, mais il est juste parce qu'il croit et qu'ainsi il est uni au Christ" (42, 28 ss). Dans sa lettre à Spenlein du 8 avril 1516, Luther résume cette doctrine en ces termes: « Apprends le Christ, et le Christ crucifié. Entonne pour lui des cantiques et, désespérant de toi-même, dis-lui: Toi, Seigneur Jésus, tu es ma justice et moi je suis ton péché »95 .
3) Ayant découvert cela, Luther est parti en guerre contre Aristote. Il le fait dans les thèses du 25 Septembre 1516 et en particulier celles du 4 septembre 1517 dans lesquelles le Réformateur nie que l'homme est capable de choisir le bien et affirme que toute vertu de l'homme naturel reste souillée par le péché. La Loi ne fait qu'augmenter le péché; seule la grâce du Christ offre la justice. Thèse 41: « Presque toute l'éthique d'Aristote est mauvaise et contraire à la grâce »96 . Ou bien Thèse 43: « C'est une erreur que sans Aristote il n'y a pas de théologien ». Thèse 50: « En bref, Aristote tout entier est à la théologie ce que les ténèbres sont à la lumière » Thèse 57: « Dieu ne peut accueillir un homme sans la grâce justifiante ». Thèse 63: « Celui qui se situe en dehors de la grâce de Dieu pèche constamment » Thèse 75: « La Loi fait abonder le péché parce qu'elle suscite la colère et fait que la volonté se détourne 94 "Hic pro me mortuus est, hic suam justitiam meam fecit et meum peccatum suum fecit. Quod si peccatum meum suum fecit, jam ego illud non habeo et sum liber ». 95 « Disce Christum et hunc crucifixum, disce ei cantare et de te ipso desperans dicere ei: Tu, Domine Jesu, es justitia mea, ego autem suum peccatum tuum ». 96 « Tota fere Aristotelis ethica pessima et gratiae inimica ». 65 d'elle » Thèse 76: « La grâce fait abonder la justice par Jésus-Christ grâce à qui la Loi devient agréable ». Luther exprime les mêmes vérités dans les Thèses de Heidelberg, dans lesquelles il oppose la « théologie de la croix » (theologia crucis) à la « théologie de la gloire » (theologia gloriae) qui bâtit sur la propre justice. Thèse 25: « Ce n'est pas celui qui fait beaucoup d'oeuvres, mais celui qui, sans les oeuvres, croit beaucoup en Christ qui est juste »97. on voit l'opposition très nette à Guillaume Occam.
4) En affichant les 95 thèses, Luther part en guerre contre la doctrine et la pratique des indulgences. La repentance, affirme-t-il, émane de l'amour de la justice et de Dieu. Si elle procure le pardon, elle tourne aussi le pécheur vers Dieu et lui fait crucifier la chair. C'est pourquoi la vraie repentance affectionne la croix qui sert à tuer le péché (Thèses 29, 40, 92, etc.). Luther proteste contre une pénitence qui n'est qu'un rite ecclésiastique auquel le coeur peut rester étranger et contre une délivrance des peines monnayée grâce aux indulgences, en faveur d'une repentance qui engage l'homme tout entier et le transforme intérieurement.
5) Les grands écrits de 1520 développent les éléments fondamentaux de la doctrine de la Réformation. Dans son Sermon sur les bonnes oeuvres, Luther dit que la seule oeuvre qui soit vraiment bonne est la foi. C'est pourquoi le plus grand commandement est le premier qui nous invite à la confiance en Dieu. Il contient tous les autres. Dans son pamphlet contre Alveld, De la papauté de Rome, il définit l'Eglise comme l'assemblée des croyants qui a pour seul Chef le Christ. A la Noblesse Chrétienne de la Nation Allemande s'oppose à la hiérarchie romaine en affirmant le sacerdoce universel de tous les croyants qui n'ont pas besoin de médiateurs pour entrer en communion avec Dieu. Ce traité constitue ainsi une rupture très nette avec la compréhension catholique du christianisme. Cette rupture est consommée dans La Captivité babylonienne de l'Eglise (en latin, De Captivitate babylonica ecclesiae praeludium) qui réfute la doctrine romaine des sacrements. Ils n'agissent pas de façon automatique ou magique (ex opere operato), mais leur élément principal est la promesse du pardon qui veut être reçue par la foi. Seuls le Baptême, la Cène, et, dans une certaine mesure, l'Absolution sont des sacrements. Dans le traité sur La liberté du chrétien, Luther montre ce qu'est la vie chrétienne. Le chrétien est par la foi seigneur de toutes choses, roi et prêtre qui n'a besoin de rien, mais pour qui toutes choses concourent au salut. Mais par l'amour il est en même temps le serviteur de tous qui domine sa chair et se met au service du prochain. Il ne vit donc pas pour lui-même, mais par la foi il vit pour Dieu, et par l'amour pour le prochain.
6) Melanchthon partage entièrement les idées de Luther dans sa première édition des Loci communes de 1521. Il laisse de côté les questions concernant l'essence de Dieu, son unité et sa trinité, ainsi que la création et l'incarnation, comme des vérités allant de soi. Par contre, « connaître le Christ, c'est connaître les bienfaits du Christ » 98. Tout le salut est oeuvre de la grâce. L'homme possède une certaine « liberté concernant les oeuvres extérieures » (libertas externorum operum), mais il n'est pas maître de ce qu'il ressent au fond de lui-même (76) et est incapable d'aimer Dieu de lui-même. Toutes les oeuvres de l'homme naturel sont donc péché, car elles procèdent du péché originel. « L'homme ne peut que pécher par ses forces naturelles » 99. Ses vrais vices (vitia) sont l'impiété, l'incrédulité, la haine et le mépris de Dieu (91). « L'homme naturel « abhorre Dieu comme un bourreau cruel, une être vindicatif et un ennemi ». « Il suffit au chrétien de savoir que toutes les oeuvres de la nature... sont des péchés ». C'est pourquoi l'homme ne peut pas se réhabiliter lui-même. Plus il cherche à se justifier lui-même, plus il s'éloigne de Dieu. La Loi ne procure pas la justice, car le 1° commandement signifie « croire en Dieu, l'aimer et le craindre » (fidere Deo, diligere ac timere Deum), ce que l'homme naturel ne peut en aucun cas. L'Evangile, par contre, est « promesse de grâce et de miséricorde », un 97 « Non ille est justus qui multum operatur, sed qui sine opere multum credit in Christum ». 98 "Christum cognoscere eest beneficia Christi cognoscere" (édition de Kolde, p. 64). 99 "Ita fit, ut homo per vires naturales nihil possit nisi peccare" (111). 66 « témoignage rendu à la bienveillance de Dieu à notre égard ». Il y a donc dans l'Ecriture deux parties ou messages: la Loi et l'Evangile. « La Loi montre le péché et l'Evangile montre la grâce (lex peccatum ostendit, Evangelium gratiam) (146). « La Loi terrifie, l'Evangile console » (lex terret, Evangelium consolatur) (166). La foi n'est rien d'autre que la confiance en la miséricorde divine promise en Christ (non aliud nisi fiducia misericordiae divinae promissae in Christo) ». « Qui a le Christ a tout et peut tout ». « Cette justice est paix, vie et salut » (198 s.).
7) Dans le De Servo Arbitrio Luther s'en prend encore une fois à la doctrine romaine sur un point qui constitue l'essentiel du christianisme et sur lequel aucun chrétien ne devrait avoir de doutes. L'homme ne possède pas de libre-arbitre. Dieu est maître de toutes choses, et tout s'accomplit selon sa volonté: « Dieu ne sait rien à l'avance de façon contingente (N.B.: ce mot veut dire 'à l'improviste'), mais il prévoit, propose et réalise toutes choses par sa volonté immuable (incommutabili voluntate)» (18, 615). L'homme ressemble à une bête chevauchée par Dieu ou par Satan. Croire, c'est être assuré de l'amour et de la grâce d'un Dieu qui pourtant condamne beaucoup d'hommes. Dieu agit même dans les endurcis, mais si l'homme périt il le doit à lui-même, jamais au Seigneur. Luther distingue ensuite entre la volonté cachée et la volonté révélée de Dieu. C'est à cette dernière que doit s'en tenir le chrétien, telle qu'elle est manifestée dans sa Parole. L'homme naturel reste prisonnier de son péché, Jésus-Christ est l'unique médiateur du salut, et la foi est l'oeuvre de la grâce seule. C'est parce que le salut ne repose pas sur l'homme que celui-ci peut parvenir à la certitude de son salut. Luther a par la suite, en 1537, considéré son Traité sur le Serf-Arbitre et le Petit Catéchisme comme étant les deux ouvrages qu'il ne renierait jamais, donc les écrits qu'il jugeait les plus importants.
8) Face aux Enthousiastes ou Illuminés, Luther a maintenu que le Saint-Esprit n'agit que par la Parole et les sacrements. Le Réformateur n'opère pas par là un retour au catholicisme, mais veut sauvegarder les moyens de grâce qu'il voit menacés par des agitateurs qui font appel à des révélations particulières et méprisent les moyens que Dieu a institués pour sauver les hommes. Dans son Contre les prophètes célestes, au sujet des images et du sacrement, Luther s'en prend à Carlstadt qui, comme Rome, rejette la doctrine de la foi et de la conscience au bénéfice d'oeuvres extérieures comme la destruction des images et des mortifications de la chair non prescrites par l'Ecriture. Pour le Réformateur, ce qui compte, c'est la repentance du coeur que provoque la Loi et la consolation que procure l'Evangile. Alors seulement le chrétien peut crucifier la chair et pratiquer des oeuvres d'amour. "Dame Hulda", la raison humaine, est opposée par Luther à la Parole de Dieu et à ses sacrements. C'est là que Dieu offre son pardon et console les coeurs, tandis que Carlstadt réduit le Sainte Cène à une oeuvre humaine.
9) Luther constate un consensus fondamental entre les Enthousiastes et les Réformateurs suisses. Dans son combat avec Zwingli, il veut préserver la grâce de Dieu qui est offerte de façon immédiate dans la Sainte Cène qui est un condensé de l'Evangile. Quand Zwingli eut publié sa lettre à Albert de Reutlingen et son Commentarius de 1525, engageant ainsi la bataille, Luther lui répondit avec sa Amica Exegesis et, en 1527, avec son traité Que les paroles du Christ: "Ceci est mon corps" demeurent, à l'encontre des Enthousiastes (Dass die Worte Christ 'Das ist mein Leib' noch feststehen wider die Schwarmgeister). Il y défend la doctrine de l'ubiquité: "L'Ecriture nous enseigne que la droite de Dieu n'est pas un endroit particulier, mais sa force toute-puissante qui peut être nulle part et partout à la fois" (68, 133). "S'il est vrai que la divinité du Christ est présente sur terre dans son essence et personnellement, il s'ensuit qu'il est personnellement présent partout à la fois, dans le ciel et sur la terre, et qu'il remplit toutes choses" (141). Dans sa Grande Confession de la Cène (1528), Luther rejette le dogme catholique de la transsubstantiation, réfute la doctrine de Zwingli à l'aide d'arguments scripturaires et souligne l'union personnelle des deux natures, ce qui rend le corps du Christ participant de 67 l'ubiquité divine. Ce qui importe à Luther, c'est de défendre les paroles d'institution de la Cène contre une interprétation qui ne leur rend pas justice, et de sauvegarder l'offre de la grâce qui a lieu dans le sacrement. "Pour que nous soyons assurés de la promesse du Christ et que nous puissions nous en remettre à elle sans jamais douter, il nous a donné les arrhes les plus nobles et les plus précieuses qui soient, son vrai corps et son sang sous le pain et le vin" (De l'Abus de la Messe, 2,6). Dans ce sacrement où Dieu en Christ entre dans la plus étroite des communions avec le pécheur en quête de pardon et de salut, Luther a vu un concentré de l'Evangile. La Sainte-Cène a été donnée pour la foi du croyant et ne souffre donc aucune mutilation. Cette doctrine est exposée aussi dans les deux catéchismes du Réformateur.